théâtre Jean Vilar
Vilar
Vilar (théâtre Jean) E6
Domaine universitaire.
Toponyme créé (toponyme indirectement descriptif).
* Thème des toponymes descriptifs.
* Thème du passé universitaire.
Nom donné au bâtiment mis à disposition de l’Atelier théâtral de Louvain-la-Neuve par l’Université en 1979.
* Pourquoi le Théâtre Jean Vilar est-il plus nécessaire encore aujourd’hui ? Le 28 mai 1971, meurt subitement l’ancien directeur du TNP (Théâtre national populaire), fondateur du Festival d’Avignon. Trois ans donc après mai 1968. L’homme est concrètement abandonné de tous. Car à la fin de sa vie, l’animateur exemplaire, l’acteur, le régisseur tant vanté naguère encore traverse, solitaire comme jamais, son purgatoire. Son séjour s’y prolonge quelques années après sa mort… Le voici peut-être réapparu pour longtemps dans la pleine lumière (blanche) qu’il affectionnait tant.
Car, il y a peu de temps encore, s’intéresser à l’action théâtrale de Vilar, s’en inspirer, la questionner était considéré comme une niaiserie. La mode l’avait tué. Pourquoi ? C’est, sans doute, que la crise qui, en Europe, secoua le théâtre populaire, le théâtre public et — pourquoi ne pas le dire ? —le théâtre tout court fut terrible au cours de ces sombres années. Mais n’est-ce pas aussi, à la faveur de la crise économique, que resurgissent bien des aspirations spirituelles ? Voilà en tout cas que réapparaissent, évidentes, les questions essentielles posées par Vilar ; voilà que se manifeste à nouveau un véritable intérêt pour les réponses concrètes (c’est-à-dire traduites en actions) que Vilar tenta d’apporter aux interrogations qui interpellent aujourd’hui encore les gens de théâtre et les responsables politiques ou culturels.
Quelles sont ces questions ? Elles sont à la fois simples et complexes comme tout ce qui, en apparence, est simple… Ainsi la première de toutes – pour qui le théâtre ? – à laquelle il répond : pour tous. Non pas un tous anonyme, le troupeau. Non ! Pour tous à commencer par les plus défavorisés, les plus démunis, ceux à qui on n’a rien appris, les moins chanceux, les plus modestes et tous ceux pour qui, malgré tout cela, les valeurs de l’intelligence et du cœur ne sont pas lettres mortes. Et pour s’adresser à tous, il faut parler de ce qui est commun à tous : la vie, la mort, l’amour, la haine, la guerre, la paix, la tyrannie et la liberté, l’argent, le pouvoir, les forces du bien et du mal, le rêve et la réalité, la piété et le sacrilège, la beauté et la laideur, l’espoir comme le désespoir… Bref, se référer directement à la vie et non à l’art, à la condition humaine et non aux seuls artistes, aux courants et aux modes. D’où le recours aux grandes œuvres, aux chefs-d’œuvre du patrimoine universel de l’humanité, éclairés avec le souci constant d’en représenter les valeurs pour le plus grand nombre. Et tenter de le faire sans concession, sans démagogie, sans populisme. Dans le respect de ceux à qui on s’adresse. En pariant constamment sur l’intelligence et la sensibilité humaines comme d’autres font le pari de la bêtise, de l’infantilisme, du commerce ou de la vulgarité.
Vilar rama à contre-courant. Jusqu’à épuisement complet de ses forces. Il refusa d’admettre la vulgarité et la démagogie évidentes de la société du spectacle contemporain tel que le véhiculent trop souvent, avec ardeur et sans scrupule, mass-média, journaux, télévision, etc. à la devise de la Rome décadente, du « pain et des jeux », il tenta de substituer celle « du plus beau pour le plus grand nombre ».
Vilar, par son action artistique, concrétisa pour ses contemporains ce que le philosophe Renan prêtait au seul public de la démocratie athénienne familier des beautés des grandes tragédies auxquelles il avait coutume d’assister : « Il y a eu un peuple d’aristocrates, un public tout entier composé de connaisseurs, une démocratie qui a saisi des nuances d’art tellement fines que nos raffinés les aperçoivent à peine… ».
Voilà un intéressant constat : Vilar, homme du peuple, s’adressant au peuple et travaillant pour lui, le fit selon toute apparence en aristocrate.
à contre-courant des sucreries, du sexe et du sang à la une, Vilar tenta de redonner aux hommes et aux femmes de son temps l’accès aux œuvres les plus hautes dont il estimait qu’il était injuste et blessant de les priver.
Voilà pourquoi il semble définitivement entré non seulement dans l’histoire esthétique contemporaine, mais encore dans l’histoire sociale et politique de la France du XXe… et du XXIe siècle.
Mais que pouvons-nous retenir, nous, plus égoïstement, de tout ceci ? D’abord, peut-être, nous rappeler que régisseurs ou acteurs sont des artisans, des travailleurs au service des poètes et du public, et qu’ils doivent le rester. Vilar fut avant tout, comme Dullin, un artisan, un piocheur exemplaire, qui sut éviter les pièges de la mégalomanie, de l’autisme sautillant, et se mettre au service du public, avec dignité et responsabilité, demeurer en même temps artiste et citoyen sans complaisance. L’égoïsme est ici tempéré par le sens du devoir. Vilar nous apprend aussi à polémiquer avec nos propres insuffisances plutôt que de dénoncer d’abord celles des autres ; il nous montre que travail, talent et silence sont plus souvent les armes de la victoire contre la médiocrité et l’injustice que la retape ou la réclame tapageuses.
Il nous apprend à ne jamais faire la concession attendue ou espérée, à ne pas vivre dans la platitude à l’égard de tout ce qui est officiel. Il nous apprend que le reniement sur un point de détail équivaut pratiquement au reniement sur le tout. Exemples ? L’acceptation complaisante d’un manuscrit ou l’engagement d’une comédienne puissamment recommandée par la coterie constituent des fautes absolues. Il nous apprend à ne pas jouer le jeu y compris celui du conformisme et de la camaraderie de bistrot. Il nous apprend à refuser la compromission comme on refuse d’avaler une viande avariée. Il nous apprend à nous enfermer, à paraître ignorer un orage de passage, à méditer, à travailler, à poursuivre la route que l’on s’est tracée sans dévier. Tenter de bâtir son théâtre comme la cathédrale, œuvre collective par excellence, sans pour autant s’autoriser à tutoyer les maçons ni passer son temps à serrer toutes les mains. Il nous apprend que l’homme de théâtre le plus révolutionnaire est aussi l’héritier tranquille de la tradition, qu’il doit l’être, qu’il doit rester le dépositaire modeste de valeurs spirituelles qui le dépassent, dont il doit rendre compte. Il nous apprend à aimer et à respecter les œuvres, à ne pas nous venger d’elles, à les aborder sans les décorer, les enjoliver et les travestir. Il nous apprend que l’avenir et le destin de l’homme sont infiniment plus l’homme que le progrès et la cybernétique. Il nous apprend que le bonheur intelligent de cent mille spectateurs de théâtre qui ont payé dix euros vaut bien, ma foi, le bonheur – fût-il intelligent – de dix mille spectateurs qui peuvent s’offrir des places à cent euros… Il nous apprend que si l’église est la maison de Dieu, le théâtre est la maison de l’homme et qu’il doit donc rester accessible à tous. Il nous apprend que l’animateur de théâtre doit être cette solitude autour de laquelle peut se rassembler une famille spirituelle. Il nous apprend… il nous apprend… il nous apprend…
Vilar, tout compte fait, nous apprend à apprendre.
Bibliographie : J. Vilar, Le Théâtre de service public, préface d’A. Delcampe, Paris, 1975.
A. Delcampe